Célébrité de l’Anjou, Michel-Eugène Chevreul fut connu en son temps pour ses travaux de chimiste, portant notamment sur la couleur. Croûlant sous les honneurs, il mourut centenaire en 1889, ce qui laisse deviner qu’il vécut dans sa prime jeunesse les événements de la Révolution à Angers, sa ville natale. Il en laissa d’ailleurs d’intéressants souvenirs.
Chevreul photographié par Nadar en 1889 à l'occasion de son centenaire (BnF)
Michel-Eugène Chevreul est donc néà Angers, paroisse Saint-Pierre, le 31 août 1786, au n°13 de la rue des Deux-Haies où s’étaient installés ses parents (1). Il vécut dans sa ville jusqu’à l’âge de dix-sept ans, soit en 1803. Il y fit ses études à l’École centrale, avant de partir pour Paris où il fit la carrière scientifique qu’on lui connaît. Ce n’est que bien plus tard, en 1871, qu’il écrivit ses souvenirs d’enfance qui nous plongent dans les années de la Révolution à Angers (2).
La Loire prise par les glaces au cours de l’hiver 1788-1789 fut la toute première image surgie de son passé. Viennent ensuite les fédérés angevins de retour de la fête du 14 juillet 1790 à Paris, puis la démolition des églises Saint-Mainbœuf, Saint-Maurille et Saint-Pierre en 1791, ce qui permit d’ouvrir la nouvelle place du Ralliement sur laquelle débouche la rue des Deux-Haies.
L’entrée des Vendéens à Angers, 17-18 juin 1793
Les Vendéens font soudain irruption dans ses souvenirs. Chevreul a alors presque sept ans : « Le 13 juin 1793, la ville d’Angers, hors d’état de résister à l’armée de la Vendée, présenta un spectacle des plus tristes. La journée était brillante d’un soleil pur. Toutes les autorités se réunirent sur la place du Ralliement et, de là, se portèrent sur la route de Laval, de sorte que les femmes, les enfants, les vieillards et les royalistes restèrent seuls dans la ville, attendant l’armée vendéenne ».
La panique s’empara des républicains d’Angers à l’annonce de la victoire des Vendéens à Saumur, le dimanche 9 juin 1793. Deux jours après, les trois corps administratifs (département, district et municipalité) s’enfuirent dans un désordre indescriptible. Les derniers de leurs membres quittèrent la ville le jeudi 13 au petit matin (3).
L’avant-garde de l’armée vendéenne, placée sous les ordres de Cathelineau, La Rochejaquelein et Berrard, entra à Angers le lundi 17 à sept heures du soir (4) sans rencontrer aucune résistance. Sa première action fut d’aller libérer les 127 prêtres réfractaires, âgés ou infirmes, enfermés à la Rossignolerie. Le reste de l’armée arriva de Saumur le lendemain.
« L’escalier de pierre, le principal de la maison de la rue des Deux-Haies, où je suis né, raconte Chevreul, était encombré de Vendéens, depuis la porte d’entrée jusqu’au grenier. Le plus grand nombre de soldats de cette armée étaient des paysans portant des culottes de toile de chanvre et des sabots. Ils attachaient des idées superstitieuses à une pièce de canon, qu’ils traînaient avec eux et qu’ils appelaient Marie-Jeanne (5).
Ils quittèrent Angers et se portèrent, par la rive droite de la Loire, sur Nantes, où Cathelineau périt (6). Le 4 juillet 1793, les Vendéens ayant quitté Angers, les autorités qui s’étaient retirées à Laval, rentrèrent dans la ville. Le 8 juillet, un Comité de surveillance et révolutionnaire fut établi à Angers. Le 23 juillet, Angers fut de nouveau en état de siège. »
La maison natale de Michel-Eugène Chevreul au n°13 de la rue des Deux-Haies à Angers (cette maison existe toujours)
La Terreur à Angers
Chevreul évoque plus loin des scènes de la Terreur à Angers. « La guillotine était dressée sur la place du Ralliement, dit-il. De la rue des Deux-Haies, on était presqu’en face du couteau fatal ». Une anecdote vendéenne lui revient tout à coup :
« Deux frères combattirent l’un contre l’autre. Le Vendéen était réfléchi et circonspect. Il me disait n’avoir pas donné un coup de sabre, la première journée où l’armée vendéenne avait eu le dessus. Il chercha son frère sur le champ de bataille, le trouva criblé de blessures, le chargea sur son dos, et après l’avoir mis en lieu de sûreté, se battit le lendemain avec un courage inouï. Le frère, relieur de livres, habitait dans la rue des Deux-Haies (7). Je l’ai revu quelques années après la guerre. Il marchait avec des béquilles. Comme beaucoup d’ouvriers, il était tout feu pour la République. »
Cette période de ses souvenirs s’achève par cette réflexion : « On ne peut se faire une idée de l’effet produit par ces années de terreur. Le bruit du canon qu’on tirait dans les fêtes républicaines produisait sur moi une sensation tellement douloureuse, qu’il me souvient qu’un jour, étant à la messe avec ma mère à Saint-Maurice, alors que l’orgue vibrait, j’éprouvai, tant que le service divin dura, une véritable impression de douleur, causée en ce moment par le souvenir du canon républicain. »
Notes :
- Michel Chevreul, maître en chirurgie et docteur en médecine, et Étiennette-Madeleine Bachelier s’étaient mariés en 1782 dans cette même paroisse et avait eu une fille, Étienne-Suzanne, l’année suivante.
- F. Uzureau, Chevreul à Angers pendant la Révolution, L’Anjou historique, 1930, pp. 75-82.
- F. Uzureau, Les Vendéens à Angers (17-25 juin 1793), L’Anjou historique, 1941, pp. 171-178.
- Renée Bordereau raconte dans ses Mémoires que, s’impatientant aux Pont-de-Cé en attendant l’armée, elle entreprit de venir à Angers en compagnie de deux cavaliers pour y dîner, avant d’en repartir sous le nez de la sentinelle (Mémoires de Renée Bordereau dite Langevin…, réédition Pays et Terroirs, 2018, p. 14).
- Cette belle couleuvrine fut prise aux républicains au 1er combat de Coron, le 16 mars 1793.
- Blessé lors de l’attaque de Nantes le 29 juin 1793, Jacques Cathelineau mourut le 14 juillet suivant à Saint-Florent-le-Vieil.
- De quel relieur angevin s’agissait-il ? Mystère… On connaît Jacques-André Berthe qui s’établit vers 1790. En 1795, deux nouvelles boutiques de relieurs s’ouvrirent à Angers : celle de Jean Beaumont et celle de Marc Bain (Cédric Pichot, La production imprimée à Angers pendant la période révolutionnaire, 1787-1799, 2002, p. 32). Ce dernier demeurait dans la rue des Deux-Haies en 1798.