Réagissant à mon article sur le Puits des Vendéens, un lecteur m’a adressé le texte ci-dessous écrit vers 1974 par Madame Dane Morin-Delacroix. De son enfance à Clisson, celle-ci a gardé le souvenir des lieux dont elle a fortement ressenti l’histoire. Elle en a fait le récit, qui devrait être éditéprochainement. Voici la partie qui nous intéresse ici, publiée avec son accord.
Le château fort, 1955
Aura vient de fêter ses neuf ans, elle est plus souvent chez sa grand-mère à Clisson qu’avec ses parents.
Le château fort domine la place du Minage, qui donne sur la venelle du 32.
Elle a souvent eu envie d’aller s’amuser dans la superbe forteresse, surtout ne rien dire, car les adultes lui en défendent l’accès. Laurie sa grand-mère lui a expliqué si souvent les risques qu’il y aurait de courir dans ce lieu étrange et magnifique, étant rempli de vieilles pierres qui pourraient lui tomber dessus à chaque instant où la faire dégringoler dans une des oubliettes qui ne manquent pas dans les décombres.
Ce fort abandonné, en partie en ruine, l’attire et elle s’est juré un jour d’y aller seule. La première fois qu’elle a tenté l’expédition, elle ne fit que passer sur le petit pont surplombant les douves et n’osa pas franchir la lourde porte qui avait pourtant un battant ouvert, mais la peur avait été trop forte et elle avait fait demi-tour. Aura se demande aujourd’hui si c’est vraiment la trouille de se faire gronder ou si plutôt c’est ce qu’elle peut y découvrir ? Elle ne le sait pas elle-même.
Un vendredi d’avril, les badauds mettent les étals en place, il y a beaucoup de remue-ménage sur la place du Minage. Il est très tôt et Laurie sa grand’mère doit aller aider la boulangère, alors Aura en profite pour s’éclipser et file en direction du château.
Elle sait qu’elle sera tranquille tous occupés qu’ils sont à négocier, à acheter ou à discuter… En traversant les halles, la matinée, tiède et parfumée porte jusqu’à elle des mélanges d’effluves différents et surprenants. Elle reconnaît l’odeur des champignons, du poisson, avec des anguilles qui grouillent sur l’étal du poissonnier. Sans oublier celles du café, du chocolat chaud et des verres de vin, qui remontent le moral des hommes en sueur. Il y a aussi la senteur des légumes frais, et puis le parfum des fleurs multicolores, tout cela la remplit de joie et de courage.
Les bruits sont aussi très significatifs pour elle, celui de verres et de bouteilles qui s’entrechoquent, les femmes qui jacassent, les cagettes que l’on décharge…
Elle refait le trajet jusqu’aux douves et remplit de bravoure traverse le pont, mais l’émotion colore ses joues. Arrivée à la porte principale dont un des battants claque au vent, elle sourit, sachant qu’elle va vers le défendu ! Se trouvant sur une butte, et dominant le pays, son regard vert perçant distingue un enchevêtrement de toits recouverts de tuiles. Les angles saillants de certaines maisons imposantes reflètent des formes qui n’apaisent pas l’angoisse qui serre sa gorge. Elle se demande bien ce qu’elle vient chercher dans ce repaire.
Elle lève la tête au moment où un moineau s’envole, et aperçoit plein de nids, accrochés aux vieilles pierres, c’est un endroit idéal pour tous les oiseaux du coin, ils ne risquent pas d’être dérangés.
Prenant une forte inspiration, se lance au milieu de l’entrée, pour se retrouver au cœur d’un silence impressionnant. Le paysage à une allure menaçante, elle se rassure mentalement, se dit que c’est dans son esprit. Au milieu d’une immense cour un arbre bizarre. Ce doit être un châtaignier, il a l’air de la regarder, de toute sa superbe. Le soleil monte dans le ciel bleu, et donne une lumière irréelle au lieu mais où est passé le bruit qui, il y a un instant encore résonnait à ses oreilles ?
Elle continue sa marche le nez au vent, ne voit pas une énorme pierre, trébuche dessus, et tombe à terre, se reçoit sur les genoux, aïe, elle s’est fait mal !
Elle met un certain temps à réagir, essaie péniblement de se relever en prenant appui, sur ses petites mains qui lui font mal, décidément elle se dit qu’elle est vraiment blessée. Avant d’avoir pu complètement se relever, une odeur infecte de fumée vient chatouiller ses narines et elle croit percevoir des sons bizarres. Aura fini par se redresser entièrement pour s’apercevoir non seulement qu’elle a atterri dans l’enceinte du château, mais aussi que le ciel est devenu d’un gris sombre inquiétant. Là, devant elle une immense cour, au milieu un puits, le tout enlacé de hauts murs en pierre, elle se demande ce qu’elle fait là, elle aussi se sent drôle que lui arrive-t-il encore ?
Et puis, tout se met en route, comme au cinéma où sa grand-mère l’a emmené une fois, les événements défilent à une allure folle : trois jeunes filles en guenille entrent dans la cour, elles portent des poutrelles en bois, sûrement pour faire du feu pense Aura. Elle n’a pas le temps de poursuivre sa réflexion qu’une vieille femme déboule en hurlant : « Les bleus ! »
Elle ne peut en dire plus, un homme singulièrement habillé une baïonnette à la main transperce le corps de la pauvre femme qui tombe à terre. Aura se fige de stupeur, un prêtre sortit lui aussi de nulle part se précipite pour porter secours, à la femme, puis un autre homme, ils ne vont pas loin car ils sont atteints en pleine course par des balles. Les jeunes filles courent en hurlant dans tous les sens, des soldats arrivent de tous les côtés, enfin elle pense que ce sont des soldats, car ils sont tellement bizarres eux aussi qu’il est bien difficile de dire qui ils sont !
Des adultes en haillons jouent à cache-cache avec les soldats, Aura sur le moment pétrifiée sent le danger, elle repère un escalier et court du plus vite que peuvent ses petites jambes, se mettre à l’abri.
Découvrant un recoin dans le mur donnant sous l’escalier, elle s’y tapit, heureusement elle n’est pas grosse, elle entend son cœur battre très fort, se dit de se calmer et de ne plus respirer.
D’où elle se trouve, elle peut voir toute la cour, et là dans une pagaille indescriptible une scène incroyable se produit : de l’autre côté de la place elle entrevoit un souterrain, d’où sort une fille. Derrière elle une autre hésite à la suivre, et comme elles aperçoivent des soldats qui leur barrent le chemin elles se retournent vers une fenêtre, l’enjambent et sautent dans le vide !
D’autres soldats arrivent en poussant devant eux, à grands cris d’injures des enfants, des femmes et des vieillards environ une trentaine de personnes en tout. Certains tirent des jeunes filles par leurs jupes et lancent de grands rires de fou !
Au passage ils en sélectionnent celles qui leur plaisent, puis, découvrent dans un recoin deux garçons d’environ quinze à seize ans, mais qui paraissent plus que leur âge aussi les soldats leur disent : « Jurez de servir la république et vous êtes sauf… » sans même écouter leur réponse, ils les mettent aussi de côté.
À cet instant un enfant à peu près de l’âge d’Aura se précipite : « Je suis leur frère… » crie-t-il, mais frappé d’un coup de crosse, il va rouler du côté du puits, ce grand puits au milieu de la cour où maintenant se déroule le drame… Aura les yeux hagards, regarde la scène machinalement, elle n’arrive pas à détourner son regard de ce spectacle immonde, et elle ne peut rien empêcher !
Les soldats ont déjà commencéà jeter les corps dans le puits, celui du prêtre en premier et ensuite le bruit sourd des corps qui rencontrent le sol, quelquefois une victime qui vit encore, pousse un cri en tombant. Pour faire taire ce hurlement, les bourreaux balancent des boulets de fonte qui traînent ici et là… Et quand il n’y a plus de boulets, ils descellent les pierres de la margelle… Cela devient pour eux un amusement. À la fin quand il ne reste plus rien, ils se distraient en faisant parler une petite fille, qu’ils vont emmener avec eux et qui innocemment les appelle « Tonton ». Quant à cette fille, dont certains veulent s’amuser, elle ne va pas loin ; elle est sabrée et jetée aussi par-dessus la margelle.
Ils n’ont pas découvert Aura qui se dit qu’elle a beaucoup de chance, peu à peu les soldats quittent la place qui redevient silencieuse.
Aura se frotte les yeux comme si elle voulait se réveiller d’un cauchemar, sortir de sa cachette est peut-être trop tôt, ils peuvent revenir et la découvrir, elle préfère attendre un moment.
Lasse, elle se laisse aller et s’endort le visage posé sur une pierre plate. Quand elle se réveille la nuit est tombée et tout est calme, mais que lui est-il arrivé ?
Alors des images lui reviennent, elle s’élance dans la cour et s’enfuit…
Le temps va passer, l’arbre qu’a vu Aura, un épicéa, va grandir, il a une particularité, lorsque l’on gratte son écorce, une sève roussâtre apparaît…
L’année de ses quinze ans, elle apprendra que l’arbre a été foudroyé, que ses racines une fois dégagées laisseront apparaître le puits en dessous ; et tout au fond dans une sorte de magma, des ossements humains, dix-huit crânes qui seront reconnus comme étant ceux des victimes des guerres de Vendée de 1794.
![CPA Clisson Arbre des Vendéens 2]()